16…
Le lendemain matin, Richard se réveilla deux fois.
La première fois, il crut qu’il s’était trompé et se retourna pour quelques minutes encore d’un sommeil fiévreux. La seconde fois, il s’assit soudain dans son lit tandis que les événements de la nuit précédente s’imposaient à lui.
Il descendit prendre un petit déjeuner maussade et agité durant lequel tout alla mal. Il fit brûler les toasts, renversa le café et s’aperçut que, s’il avait eu l’intention de racheter de la confiture la veille, il n’en avait rien fait. Au terme de cette pâle tentative pour s’alimenter, il songea qu’il pourrait peut-être prendre le temps d’emmener Susan faire ce soir un dîner fantastique pour compenser ce qui s’était passé la veille au soir.
S’il parvenait à la persuader de venir.
Il y avait un restaurant sur lequel Gordon ne tarissait pas d’éloges et qu’il leur avait recommandé d’essayer. Gordon s’y connaissait assez bien en restaurants : il semblait assurément passer là assez de temps. Richard resta assis quelques minutes à se tapoter les dents avec un crayon, puis il remonta dans son atelier et retrouva sous une pile de magazines d’informatique un annuaire du téléphone.
L’Esprit de l’Escalier, voilà le restaurant qu’il cherchait.
Il appela le restaurant et essaya de retenir une table, mais lorsqu’il précisa pour quand il la voulait, cela parut provoquer un certain amusement.
« Ah ! non, monsieur, dit le maître d’hôtel avec un fort accent français, je regrette, mais c’est impossible. Actuellement, il faut faire les réservations au moins trois semaines à l’avance. Pardonnez-nous, monsieur. »
Richard, émerveillé à l’idée qu’il y eût des gens qui savaient ce qu’ils voulaient faire avec trois semaines d’avance, remercia le maître d’hôtel et raccrocha. Allons, peut-être encore une pizza. Cette idée lui rappela le rendez-vous auquel il n’avait pas pu se rendre la veille au soir et, au bout d’un moment, la curiosité l’emporta et il reprit l’annuaire du téléphone.
Gentleman…
Gentles…
Gentry.
Il n’y avait pas de Gently dans l’annuaire. Pas un seul. Il trouva les autres annuaires, sauf celui de S à Z que, pour des raisons qu’il n’avait jamais encore élucidées, sa femme de ménage jetait continuellement à la poubelle.
Il n’y avait assurément pas de Cjelli, ni rien qui y ressemblât. Il n’y avait pas de Jently, pas de Dgently, pas de Djently, pas de Dzently, ni rien qui y ressemblât le moins du monde. Il se demanda si ce n’était pas Tjently, Tsentli ou Tzentli et essaya les renseignements mais c’était occupé. Il se rassit et se remit à se tapoter les dents avec un crayon tout en regardant son canapé qui tournait lentement sur l’écran de son ordinateur.
Comme c’était étrange que seulement quelques heures plus tôt Reg eût demandé des nouvelles de Dirk avec autant d’insistance.
Si on voulait vraiment trouver quelqu’un, comment s’y prenait-on, que faisait-on ?
Il essaya de téléphoner à la police, mais c’était occupé aussi. Eh bien, c’était comme ça. Il avait fait tout ce qu’il pouvait pour le moment, sauf engager un détective privé, et il connaissait de meilleures façons de perdre son temps et son argent. Il retomberait bien sur Dirk, comme cela lui arrivait toutes les quelques années.
Il avait d’ailleurs du mal à croire qu’il pût exister des gens comme des détectives privés.
Quelle sorte de gens était-ce ? À quoi ressemblaient-ils, où travaillaient-ils ? Quel genre de cravates portait-on si on était détective privé ? Sans doute était-ce exactement le genre de cravate que les gens ne s’attendraient pas à trouver au col d’un détective privé. Imaginez un peu ce que c’est que d’avoir à régler un problème comme ça quand on vient de se lever.
Par pure curiosité, et parce que la seule alternative était de se remettre au codage de Hymne, il se mit à feuilleter les pages jaunes.
Détectives privés : voir Agences de détectives.
Les mots semblaient presque bizarres dans un contexte aussi sérieux. Il se remit à feuilleter l’annuaire : Accastillage, Accumulateur, Aérosol, Agences de détectives…
Sur ces entrefaites, le téléphone se mit à sonner et il répondit d’une voix un peu brusque : il n’aimait pas être interrompu.
« Quelque chose qui ne va pas, Richard ?
— Oh, salut, Kate, désolé. Non. J’étais… j’avais l’esprit ailleurs. »
Kate Anselm était une autre programmeuse vedette de Way Forward Technologies. Elle travaillait sur un projet à long terme d’intelligence artificielle, le genre de chose qui paraissait un rêve absurde jusqu’au moment où on l’entendait en parler. Gordon avait besoin de l’entendre en parler très régulièrement, un peu parce qu’il était nerveux en songeant à l’argent que lui coûtait ce projet et un peu parce que, ma foi, Gordon sans aucun doute aimait bien entendre Kate parler.
« Je ne voulais pas te déranger, dit-elle. C’est simplement que j’essayais de contacter Gordon et que je n’y arrive pas. Ça ne répond ni à Londres, ni à la villa, ni dans sa voiture, ni sur son système d’appel. Pour quelqu’un qui tient autant à garder le contact que Gordon, c’est un peu bizarre. Tu savais qu’il s’était fait installer un téléphone dans son réservoir isolant ? Authentique.
— Je ne lui ai pas parlé depuis hier », dit Richard. Il se souvint tout à coup de la cassette qu’il avait retirée du répondeur de Susan et pria le ciel qu’il n’y eût rien de plus important dans le message de Gordon que ses élucubrations à propos de lapins. Il reprit : « Je sais qu’il allait à la villa. Euh, je ne sais pas où il est. As-tu essayé… » Mais Richard ne trouvait aucun autre endroit où essayer… « … Euh. Bonté divine.
— Richard ?
— Que c’est extraordinaire…
— Richard, qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, Kate. Je viens de lire la chose la plus stupéfiante.
— Vraiment, qu’est-ce que tu lis ?
— Eh bien, l’annuaire du téléphone, en fait…
— Vraiment ? Il faut que je coure en acheter un. Est-ce que les droits de cinéma sont encore libres ?
— Écoute, Kate, je suis désolé, est-ce que je peux te rappeler ? Je ne sais pas où est Gordon pour l’instant et…
— Ne t’inquiète pas, je sais ce que c’est quand on a hâte de tourner la page. Ça te tient en haleine jusqu’à la fin, n’est-ce pas ? Tu dois en être à Sbigniew, non ? Bon week-end. » Elle raccrocha.
Richard raccrocha à son tour et resta les yeux fixés sur l’encadré publicitaire qui s’étalait devant lui au milieu des pages jaunes.
AGENCE DE DÉTECTIVES HOLISTIQUE
DIRK GENTLY
Nous trouvons la solution de vos problèmes tout entiers.
Nous retrouvons les disparus tout entiers. Téléphonez aujourd’hui pour avoir la solution tout entière de votre problème (notre spécialité : les chats disparus et les divorces difficiles).
33a Peckender St. Londres N 1.
Tél : 354 91 12.
Peckender Street n’était qu’à quelques minutes de marche. Richard nota l’adresse, passa son manteau et descendit rapidement l’escalier, ne s’arrêtant que pour jeter un nouveau coup d’œil au canapé. Il devait, songea-t-il, y avoir quelque chose de terriblement évident dont il ne s’apercevait pas. Le canapé était coincé dans un tournant de l’escalier long et étroit. L’escalier à cet endroit était interrompu par deux mètres de palier qui correspondaient à la position de l’appartement juste en dessous de celui de Richard. Cette inspection toutefois ne provoqua chez lui aucune illumination nouvelle et il finit par enjamber le canapé pour gagner la porte de la rue.
À Islington, on ne peut guère lancer une brique sans atteindre trois boutiques d’antiquaire, une agence immobilière et une librairie.
Même si on ne les touchait pas véritablement, on déclencherait assurément leur alarme, qu’on ne viendrait couper qu’après le week-end.
Une voiture de police jouait comme d’habitude aux autos tamponneuses dans Upper Street et elle s’arrêta dans un grand crissement de freins juste après lui. Richard traversa la rue derrière la voiture.
C’était une journée froide et claire comme il les aimait. Il traversa la pelouse d’Islington où les pochards se font rosser, passa devant l’emplacement de l’ancien music hall Collins détruit par un incendie et traversa le passage Camden où les touristes américains se font dévaliser. Il musa quelque temps parmi les échoppes d’antiquaires et regarda une paire de boucles d’oreilles dont il pensa qu’elle plairait à Susan, mais il n’en était pas sûr. Puis il s’aperçut qu’il n’était pas sûr lui non plus de les aimer, cela le déconcerta et il renonça. Il regarda une librairie et, sur un coup de tête, acheta un recueil de poèmes de Coleridge, puisqu’il était en vitrine.
De là, il chemina par les petites rues tortueuses, franchit le canal, passa devant les propriétés municipales qui bordaient le canal, traversa une série de places de plus en plus petites et finit par atteindre Peckender Street, qui s’était révélée être beaucoup plus loin qu’il ne l’avait cru.
C’était le genre de rue où les promoteurs immobiliers au volant de grosses Jaguar passent pendant le week-end en salivant. La rue était pleine de magasins arrivant en fin de bail, de constructions de style industriel victorien et il y avait une petite terrasse délabrée de style fin géorgien, tout cela ne demandant qu’à être démoli pour voir jaillir à leur place de jeunes et robustes boîtes de béton. Les agents immobiliers patrouillaient le secteur en meutes avides, se lançant des regards méfiants, le doigt sur la détente de leurs carnets.
Le numéro 33, lorsqu’il finit par le trouver pris en sandwich entre le 37 et le 35, était dans un triste état, mais pas pire que la plupart des autres maisons.
Le rez-de-chaussée était occupé par une agence de voyages poussiéreuse dont la vitrine était fêlée et dont les affiches fanées de la BOAC avaient sans doute maintenant pris pas mal de valeur. La porte à côté de la boutique avait été peinte en rouge vif, pas bien, mais du moins récemment. Un bouton de sonnette auprès de la porte portait une pancarte calligraphiée avec soin qui annonçait : « Dominique, leçons de français, 3e étage. »
Mais ce qui frappait le plus sur la porte, c’était la plaque de cuivre étincelante fixée au beau milieu et sur laquelle était gravé : « Agence de détectives holistique Dirk Gently. »
Rien d’autre. La plaque avait l’air toute neuve : même les vis qui la maintenaient en place brillaient encore.
La porte s’ouvrit quand Richard la poussa et il regarda à l’intérieur.
Il aperçut un petit vestibule qui sentait le moisi et où il n’y avait guère de place pour autre chose que l’escalier qui montait dans les étages. Une porte au fond ne semblait pas avoir été ouverte depuis quelques années et devant elle s’entassaient de vieux rayonnages métalliques, un aquarium et la carcasse d’une bicyclette. Tout le reste, la carcasse, les murs, le sol, l’escalier lui-même et ce qu’on pouvait voir de la porte avait été peint en gris pour lui donner à bon marché un petit air pimpant, mais tout cela était maintenant vilainement éraflé et de petits bouquets de moisissure jaillissaient d’une tache d’humidité non loin du plafond.
Des bruits de voix en colère lui parvinrent et, comme il s’engageait dans l’escalier, il put démêler les exclamations de deux discussions totalement différentes mais également animées qui se tenaient quelque part au-dessus de lui.
L’une d’elles se termina brusquement – du moins pour une moitié – et un obèse furieux dévala l’escalier en relevant le col de son imperméable. L’autre moitié de la discussion se poursuivit dans un torrent de français ulcéré venant des étages supérieurs. L’homme bouscula Richard au passage en disant : « Gardez votre argent, mon vieux, ça ne vaut pas le coup », et disparut dans le matin frisquet.
L’autre discussion était plus étouffée. Comme Richard arrivait au couloir du premier, une porte claqua quelque part et y mit aussi un terme. Il regarda par la porte ouverte la plus proche.
Elle donnait dans un petit bureau de réception. Au fond, la porte qui donnait sur l’intérieur était fermée. Une fille assez jeune, au visage poupin, vêtue d’un méchant manteau bleu, ramassait dans le tiroir de son bureau du matériel de maquillage et des Kleenex pour les fourrer dans son sac.
« C’est l’agence de détectives ? » lui demanda Richard, hésitant.
La fille acquiesça, en se mordant la lèvre et en gardant la tête baissée.
« Et Mr. Gently est-il là ?
— Peut-être qu’il y est, dit-elle en rejetant en arrière ses cheveux qui étaient trop bouclés pour qu’elle pût faire utilement ce geste, mais peut-être qu’il n’y est pas. Je ne suis pas en mesure de vous le dire. Ce n’est pas mon affaire de savoir où il est. Où il est, à partir de maintenant, ça le concerne entièrement. »
Elle reprit son dernier flacon de vernis à ongles et essaya de fermer le tiroir. Un gros livre posé debout dedans l’en empêcha. Elle essaya encore sans succès. Elle prit le livre, en arracha quelques pages et le remit en place. Cette fois elle put refermer le tiroir sans mal.
« Vous êtes sa secrétaire ? demanda Richard.
— Je suis son ex-secrétaire et j’ai bien l’intention de le rester, dit-elle en refermant son sac. S’il a l’intention de dépenser son argent en plaques de cuivre stupidement coûteuses plutôt que de me payer, alors grand bien lui fasse. Mais je ne vais pas rester à supporter ça, merci beaucoup. C’est bon pour les affaires, mon œil. Ce qui est bon pour les affaires, c’est de savoir répondre au téléphone, et j’aimerais bien voir sa belle plaque de cuivre le faire. Si vous voulez bien m’excuser, j’aimerais faire une sortie spectaculaire. »
Richard s’écarta et elle fit sa sortie spectaculaire.
« Bon débarras ! » cria une voix du bureau du fond. Un téléphone sonna que l’on décrocha aussitôt.
« Oui ? » répondit la voix dans le bureau d’un ton agacé. La fille revint chercher son écharpe, mais à pas de loup pour que son ex-employeur ne l’entendît pas. Puis elle repartit.
« Oui, ici l’agence de détectives holistique Dirk Gently. En quoi pouvons-nous vous être utiles ? »
Le torrent de français venant de l’étage supérieur avait cessé. Une sorte de calme tendu descendait sur la maison.
Dans le bureau, la voix disait : « C’est exact, Mrs. Sunderland, les divorces difficiles sont notre spécialité. »
Il y eut un silence.
« Oui, je vous remercie, Mrs. Sunderland, pas tout à fait aussi difficile. »
On raccrocha le téléphone et aussitôt un autre se mit à sonner.
Richard inspecta le sinistre petit bureau. Il n’y avait pas grand-chose dedans. Un bureau au vernis éraillé, un vieux classeur gris et une corbeille à papier métallique peinte en vert. Au mur, un grand calendrier sur lequel quelqu’un avait griffonné au marqueur rouge : « Voulez-vous décrocher ça ? »
Sous cette inscription une autre main avait griffonné : « Non. »
Plus bas, la première main avait écrit : « Décrochez-le, j’insiste. »
En dessous, la seconde main avait écrit : « Pas question ! »
En dessous : « Vous êtes virée. »
En dessous : « Tant mieux ! »
Et la discussion apparemment s’était arrêtée là. Il frappa à la porte du fond, mais sans obtenir de réponse. La voix poursuivait : « Je suis très heureux que vous m’ayez posé cette question, Mrs. Rawlinson. Le terme « holistique » vient de ma conviction que ce qui nous concerne ici, c’est l’interconnexion fondamentale de toutes choses. Je ne m’intéresse pas à des détails aussi mesquins que la poudre pour relever les empreintes digitales, des fragments de tissu révélateurs et des empreintes de pas stupides. Je considère que la solution de chaque problème est décelable dans la configuration et la texture de l’ensemble. Les liens entre les causes et les effets sont souvent beaucoup plus subtils et complexes que nous ne pourrions le supposer naturellement avec notre compréhension rudimentaire du monde physique, Mrs. Rawlinson.
« Permettez-moi de vous donner un exemple. Si vous allez trouver un acupuncteur pour un mal de dents, il vous plante une aiguille dans la cuisse. Savez-vous pourquoi il fait cela, Mrs. Rawlinson ?
« Non, eh bien, moi non plus, Mrs. Rawlinson, mais nous avons l’intention de le découvrir. Ravi de vous avoir parlé, Mrs. Rawlinson. Au revoir. »
Un autre téléphone sonnait et il raccrocha le premier.
Richard poussa plus grande la porte et regarda à l’intérieur.
C’était le même Svlad, ou Dirk, Cjelli. Un peu plus enveloppé à la ceinture, les yeux un peu plus rouges et le cou un peu moins ferme, mais c’était toujours essentiellement le même visage dont il gardait si vivace le souvenir d’un sourire narquois tandis que le propriétaire du visage grimpait à l’arrière d’un des fourgons de la police de Cambridge, huit ans auparavant.
Il portait un costume de gros tissu beige clair qu’il semblait avoir abondamment utilisé, dans un passé lointain et plus facile, pour la cueillette des mûres, une chemise à carreaux rouges qui n’allait absolument pas avec le costume et une cravate verte à rayures qui refusait tout dialogue avec l’un ou l’autre. Il portait aussi de grosses lunettes à monture métallique, ce qui expliquait du moins en partie ses tendances vestimentaires.
« Ah, Mrs. Bluthall, quelle joie de vous entendre, disait-il. J’ai été si navré d’apprendre le décès de Miss Tiddles. C’est vraiment une nouvelle consternante. Et pourtant, et pourtant… devrions-nous laisser le noir désespoir cacher à nos yeux la claire lumière dans laquelle repose à jamais maintenant votre chère disparue ?
« Je ne pense pas. Tenez, je crois entendre en ce moment même les miaulements de Miss Tiddles. Elle vous appelle, Mrs. Bluthall, elle dit qu’elle est satisfaite, qu’elle est en paix. Elle dit qu’elle sera même plus en paix encore quand vous aurez réglé quelques factures. Cela ne vous rappelle rien, Mrs. Bluthall ? Maintenant que j’y pense, je crois bien vous en avoir envoyé une moi-même il n’y a pas trois mois. Je me demande si ce n’est pas cela qui dérange son éternel repos. »
Dirk d’un geste brusque fit signe à Richard d’entrer, puis lui demanda par gestes de lui passer le paquet de Gauloises froissé posé juste hors de son atteinte.
« Dimanche soir alors, Mrs. Bluthall. Dimanche soir à huit heures et demie. Vous connaissez l’adresse. Oui, je suis certain que Miss Tiddles apparaîtra, comme je suis sûr que le fera aussi votre chéquier. À dimanche, Mrs. Bluthall, à dimanche. » Un autre téléphone sonnait déjà tandis qu’il se débarrassait de Mrs. Bluthall. Il l’empoigna, tout en allumant en même temps sa cigarette toute froissée.
« Ah, Mrs. Sauskind, dit-il, répondant à son interlocutrice, ma plus ancienne et, puis-je le dire, ma plus précieuse cliente. Bonjour à vous, Mrs. Sauskind, bonjour. Hélas, pas de signe de vie encore du jeune Roderick, malheureusement, mais les recherches s’intensifient pour évoluer, j’en suis certain, vers leur conclusion et je suis prêt à affirmer que dans quelques jours d’ici, nous verrons le jeune coquin définitivement revenu dans vos bras et miaulant gaiement. Ah ! oui, la note, je me demandais si vous l’aviez reçue. »
La cigarette toute froissée de Dirk se révéla être trop froissée pour la fumer, aussi coinça-t-il le combiné sur son épaule et fouilla-t-il dans le paquet pour en trouver une autre, mais il était vide.
Il chercha à tâtons sur son bureau un bout de papier et un crayon pour écrire une note qu’il passa à Richard.
« Oui, Mrs. Sauskind, assura-t-il au téléphone, j’écoute avec la plus grande attention. »
Le mot disait : « Dites à la secrétaire d’aller m’acheter des clopes. »
« Oui, poursuivit Dirk dans l’appareil, mais comme j’ai essayé de vous l’expliquer, Mrs. Sauskind, au cours des sept années où j’ai eu le plaisir de vous connaître, je penche dans cette affaire pour le point de vue de la mécanique quantique. Ma théorie est que votre chat n’est pas perdu, mais que sa forme ondulatoire s’est provisoirement effondrée et qu’il faut la restaurer. Voyez Schrödinger, Planck, etc. »
Richard écrivit : « Vous n’avez plus de secrétaire », et poussa le papier vers Dirk.
Celui-ci le considéra un moment puis écrivit sur le papier : « Merde alors ! » et le fit glisser de nouveau vers Richard.
« Je vous accorde, Mrs. Sauskind, continua Dirk avec entrain, que dix-neuf ans, c’est, dirons-nous, un âge distingué pour un chat, mais pouvons-nous nous permettre de croire qu’un sujet comme Roderick ne l’a pas atteint ?
« Et devrions-nous, à l’automne de son âge, l’abandonner à son destin ? C’est assurément le moment où il a le plus grand besoin du soutien de nos recherches assidues. C’est le moment de redoubler nos efforts et, avec votre permission, Mrs. Sauskind, c’est ce que j’ai l’intention de faire. Imaginez, Mrs. Sauskind, comment vous l’affronteriez si vous n’aviez pas fait cela pour lui. »
Richard tripota le billet de Dirk, haussa les épaules, écrivit dessus : « Je vais en chercher » et le repassa à Dirk.
Ce dernier secoua la tête puis écrivit : « Ce serait extrêmement aimable de votre part. » Dès que Richard eut lu ces mots, Dirk reprit le billet et ajouta : « Demandez de l’argent à la secrétaire. »
Richard regarda le papier d’un air songeur, prit le crayon et ajouta auprès de l’endroit où il avait griffonné son message précédent : « Vous n’avez plus de secrétaire. » Il fit glisser à travers la table le papier jusqu’à Dirk qui se contenta de jeter un coup d’œil et d’écrire : « Ce serait extrêmement aimable de votre part. »
« Eh bien, poursuivit Dirk s’adressant à Mrs. Sauskind, peut-être pourriez-vous passer en revue certaines des parties de la facture qui vous causent des difficultés. Je ne parle que des éléments les plus généraux. »
Richard sortit.
En descendant l’escalier, il croisa un jeune homme plein d’espoir en veste de toile et aux cheveux taillés en brosse qui leva vers lui un regard anxieux.
« Ça vaut le coup, mon vieux ? dit-il à Richard.
— Étonnant, murmura Richard, absolument étonnant. »
Il trouva un bureau de tabac non loin de là et acheta deux paquets de Disque Bleu pour Dirk, ainsi qu’un exemplaire du nouveau numéro du Monde de l’informatique dont la couverture arborait un portrait de Gordon Way.
« C’est dommage pour lui, n’est-ce pas ? dit le buraliste.
— Quoi ? Oh, euh… oui », dit Richard. Il se disait souvent cela lui-même, mais il fut surpris de trouver un aussi vaste écho à ses sentiments. Il prit aussi un exemplaire du Guardian, régla et partit.
Dirk était toujours au téléphone, les pieds sur la table, quand Richard revint et de toute évidence ses négociations n’allaient pas trop mal.
« Oui, les dépenses ont été, ma foi, assez élevées aux Bahamas, Mrs. Sauskind, c’est dans la nature des dépenses. D’où leur nom. » Il prit les paquets de cigarettes qu’on lui tendait, parut déçu qu’il n’y en eût que deux mais haussa brièvement les sourcils en direction de Richard pour le remercier du service qu’il venait de lui rendre, puis lui désigna un siège.
Les bruits d’une discussion menée partiellement en français parvenaient par fragments de l’étage au-dessus.
« Bien sûr, je vous expliquerai de nouveau pourquoi ce voyage aux Bahamas était d’une importance si vitale, fit Dirk Gently d’un ton apaisant. Rien ne pourrait me faire plus grand plaisir. Comme vous le savez, Mrs. Sauskind, je crois à l’interconnexion fondamentale de toutes choses. J’ai d’ailleurs tracé et fait la triangulation des vecteurs de cette interconnexion qui se recoupe sur une plage des Bermudes qu’il me faut donc bien visiter de temps en temps dans le cours de mes recherches. J’aimerais que ce ne fût pas le cas puisque, hélas, je suis allergique tout à la fois au soleil et au punch, mais nous avons tous notre croix à porter, n’est-ce pas, Mrs. Sauskind ? »
Un flux de paroles sembla se répandre du téléphone.
« Vous m’attristez, Mrs. Sauskind. Je voudrais pouvoir trouver dans mon cœur une raison de vous dire que je trouve votre scepticisme enrichissant et encourageant, mais avec la meilleure volonté du monde, j’en suis incapable. Bien au contraire, Mrs. Sauskind, il m’épuise, il m’accable littéralement. Je crois que vous trouverez dans ma note d’honoraires un article pour couvrir cela. Laissez-moi voir. »
Il prit un double auprès de lui.
« “Détection et triangulation des vecteurs d’interconnexion de toutes choses”, cent cinquante livres. Vous voyez que nous ne l’avons pas oublié.
« “Repérage jusqu’à la plage des Bahamas, voyage et frais de séjour”. À peine cent livres. L’hôtel était désespérément modeste.
« Ah, oui, nous y voici. “Lutter contre l’épuisant scepticisme de la cliente, verres : trois cent vingt-sept livres cinquante.”
« Je voudrais bien, ma chère Mrs. Sauskind, ne pas avoir à vous imputer de tels frais, je voudrais que l’occasion ne s’en présente pas constamment. Ne pas croire à mes méthodes ne fait que rendre ma tâche plus difficile. Mrs. Sauskind, et de là, à mon grand regret, plus coûteuse. »
Là-haut, les bruits de la discussion devenaient d’instant en instant plus violents. La voix qui parlait français semblait au bord de l’hystérie.
« Je me rends bien compte, Mrs. Sauskind, reprit Dirk, que les frais de l’enquête ont quelque peu dépassé l’estimation originale, mais je suis certain que vous vous rendrez compte à votre tour qu’un travail qui prend sept ans doit de toute évidence être plus difficile qu’une affaire qu’on peut régler en un après-midi et qu’il faut donc le rémunérer par des honoraires plus élevés. Il me faut constamment réviser mon estimation concernant la difficulté de ce travail à la lumière des difficultés qui se sont jusqu’à maintenant révélées. »
Le flot de paroles venant du téléphone semblait plus frénétique.
« Ma chère Mrs. Sauskind – ou puis-je vous appeler Joyce ? Très bien alors. Chère Mrs. Sauskind, laissez-moi vous dire ceci : Ne vous inquiétez pas pour cette note, qu’elle n’aille pas vous alarmer ni vous troubler. Surtout pas. Je vous en supplie, qu’elle ne devienne pas pour vous une source d’angoisse. Vous n’avez qu’à serrer les dents et la régler. »
Il retira ses pieds de la table et se pencha sur le bureau, approchant inexorablement le combiné du téléphone de son berceau.
« Comme toujours, ça a été un très grand plaisir de vous parler, Mrs. Sauskind, et maintenant, je vous dis au revoir. »
Il reposa enfin le combiné, le reprit et le laissa tomber dans la corbeille à papier.
« Mon cher Richard MacDuff, dit-il, en tirant de sous son bureau un grand carton plat et en le poussant vers lui à travers la table, votre pizza. »
Richard le regarda, stupéfait.
« Euh, non merci, dit-il, j’ai pris mon petit déjeuner. Je vous en prie, servez-vous. »
Dirk haussa les épaules. « Je leur ai dit que vous alliez passer le week-end, dit-il. Au fait, bienvenue dans mes bureaux. »
D’un geste vague il désigna le cadre un peu défraîchi qui l’entourait.
« La lumière fonctionne, dit-il en désignant la fenêtre, la gravité fonctionne, dit-il en laissant tomber un crayon par terre. Rien d’autre avec quoi nous devrions prendre des risques. »
Richard s’éclaircit la voix. « Qu’est-ce que c’est ? dit-il.
— Qu’est-ce que c’est que quoi ?
— Ceci, s’exclama Richard. Tout ceci. Il semble que vous ayez une agence de détectives holistique et je ne sais même pas ce que c’est.
— Je fournis un service unique en ce monde, répondit Dirk. Le terme « holistique » se rapporte à ma conviction que ce qui nous concerne ici, c’est l’interconnexion fondamentale de tout…
— Oui, j’ai déjà entendu, fit Richard. Je dois dire que ça m’a paru un peu un prétexte pour exploiter de vieilles dames crédules.
— Exploiter ? répéta Dirk. Ma foi, je pense que ce serait le cas si jamais quelqu’un me payait, mais je vous assure bien, mon cher Richard, qu’il ne semble pas y avoir le moindre risque de ce côté-là. Je vis dans ce qu’il est convenu d’appeler l’espoir. J’espère des affaires fascinantes et rémunératrices, ma secrétaire espère que je vais la payer, son propriétaire espère qu’elle va régler son loyer, la compagnie d’électricité espère qu’il va payer leur note et ainsi de suite. Je trouve que c’est une conception de la vie merveilleusement optimiste.
« En attendant, je donne à un tas de charmantes et stupides vieilles dames des raisons de s’irriter un peu et de garantir virtuellement la liberté de leurs chats. Y a-t-il, me demanderez-vous – et je pose la question à votre place car je sais que vous savez que j’ai horreur d’être interrompu –, y a-t-il un seul cas qui fasse fonctionner la moindre part de mon intellect qui, comme vous n’avez pas besoin de me le dire, est prodigieux ? Non. Mais est-ce que je désespère pour autant ? Suis-je abattu ? Oui. Je l’étais, ajouta-t-il, jusqu’à aujourd’hui.
— Oh, j’en suis bien content, dit Richard, mais qu’est-ce que c’était que toutes ces foutaises à propos des chats et de la mécanique quantique ? »
En soupirant, Dirk ouvrit d’un claquement de doigts exercé le couvercle du carton de la pizza. Il examina la forme ronde et froide avec une sorte de tristesse puis il en arracha un morceau. Des fragments de poivrons et d’anchois vinrent se répandre sur son bureau.
« Je suis persuadé, Richard, dit-il, que vous connaissez le principe du chat de Schrödinger (sur quoi il enfourna dans sa bouche la plus grande partie du morceau de pizza).
— Bien sûr, dit Richard. Enfin, je le connais assez bien.
— Qu’est-ce que c’est ? » dit Dirk la bouche pleine.
Richard s’agita sur son siège. « C’est une illustration, répondit-il, du principe qui veut qu’au niveau des quanta tous les évènements soient gouvernés par des probabilités…
— Au niveau des quanta et donc à tous les niveaux, dit Dirk en l’interrompant. Encore qu’à tous les niveaux supérieurs à celui du subatomique, l’effet cumulatif de ces probabilités soit, dans le cours normal des choses, impossible à distinguer de l’effet des lois physiques. Continuez… »
Il se tartina le visage d’un nouveau morceau de pizza froide.
Richard songea que le visage de Dirk était de ceux où l’on avait déjà mis trop de choses. Avec tout cela et l’abondance de sa conversation, le trafic qui s’écoulait par sa bouche était presque incessant. Ses oreilles par contre restaient presque totalement inutilisées dans la conversation normale.
L’idée vint à Richard que si Lamarck avait eu raison et qu’il fallût adopter cette attitude pendant plusieurs générations, il y avait de fortes chances pour que se produisît à la longue une restructuration radicale de l’intérieur du crâne.
Richard poursuivait : « Non seulement les évènements au niveau des quanta sont gouvernés par des probabilités, mais ces probabilités ne donnent même pas lieu à des événements réels avant d’être mesurés. Ou, pour reprendre une phrase que je viens de vous entendre utiliser dans un contexte assez bizarre, l’acte de mesurer fait s’effondrer la probabilité de la forme ondulatoire. Jusque-là, toutes les lignes de conduite possibles coexistent comme des probabilités de formes ondulatoires. Rien n’est décidé. Tant que ce n’est pas mesuré. »
Dirk acquiesça. « Plus ou moins, dit-il en enfournant une autre bouchée. Mais que faites-vous du chat ? »
Richard décida qu’il n’y avait qu’une seule façon d’éviter d’avoir à regarder Dirk dévorer le reste de sa pizza, c’était de manger lui-même ce qui en restait. Il en roula une part et en mordit une bouchée symbolique. Ça n’était pas mauvais. Il en grignota un autre bout.
Dirk suivait son manège avec consternation.
« Ainsi, reprit Richard, l’idée derrière le concept du chat de Schrödinger était d’essayer d’imaginer la situation où les effets du comportement probable au niveau des quanta pouvaient être considérés à un niveau macroscopique. Ou disons plutôt au niveau quotidien.
— Oui, disons cela », fit Dirk, considérant le reste de la pizza d’un regard douloureux. Richard prit une autre bouchée et continua avec entrain.
« Imaginez ainsi que vous preniez un chat et que vous le mettiez dans une boîte que vous pouvez fermer hermétiquement. Dans la boîte vous introduisez également un petit fragment de matière radioactive et un flacon de gaz toxique. Vous vous arrangez pour que, au bout d’un temps donné, il y ait exactement cinquante chances sur cent qu’un atome de la matière radioactive se décompose et émette un électron. Si ce phénomène se produit, il déclenche l’émission du gaz et cela tue le chat. Sinon, le chat vit. Cinquante-cinquante. Tout dépend des chances à cinquante-cinquante qu’un seul atome se décompose ou non.
« Si je comprends bien, voici votre raisonnement : puisque la décomposition d’un seul atome est, au niveau des quanta, un événement qui ne se produirait pas à moins d’être observé et puisque vous n’effectuez pas l’observation à moins d’ouvrir la boîte pour voir si le chat est mort ou vivant, cela alors a une conséquence assez extraordinaire.
« Tant que vous n’ouvrez pas la boîte, le chat en soi existe dans un état indéterminé. La possibilité qu’il soit vivant et la possibilité qu’il soit mort sont deux différentes formes ondulatoires superposées à l’intérieur de la boîte. Schrödinger a avancé cette idée pour illustrer ce qu’il estimait absurde à propos de la théorie des quanta. »
Dirk se leva et s’approcha de la fenêtre, sans doute non pas tant pour la piètre vue qu’elle offrait sur un vieil entrepôt, où un comédien dépensait les énormes cachets que lui rapportaient des films publicitaires qu’il tournait pour une marque de bière à le transformer en appartement de luxe, que pour l’absence de vue qu’il lui offrait sur la disparition du dernier morceau de pizza.
« Exactement, fit Dirk, bravo !
— Mais qu’est-ce que tout cela a à voir avec ça… cette agence de détectives ?
— Oh ! ça. Eh bien, des chercheurs faisaient un jour une expérience de ce genre, mais lorsqu’ils ont ouvert la boîte, le chat n’était ni vivant ni mort, mais avait en fait totalement disparu et on m’a appelé pour enquêter. J’ai pu en déduire que rien de très dramatique ne s’était passé. Le chat en avait simplement par-dessus la tête d’être constamment enfermé dans une boîte et de temps en temps gazé, et il avait saisi la première occasion de filer par la fenêtre. Il ne me fallut qu’un instant pour poser près de la fenêtre une soucoupe de lait et d’appeler « Bérénice » d’une voix cajoleuse – le chat, vous comprenez, s’appelait Bérénice…
— Attendez une minute…, fit Richard.
— … et le chat a vite été retrouvé. L’affaire était assez simple, mais elle a paru faire forte impression dans certains milieux, et bientôt, une chose en amenant une autre, comme c’est le cas, tout cela a abouti à la carrière florissante que vous avez devant vous.
— Attendez, attendez une minute, insista Richard, en tapant sur la table.
— Oui ? fit Dirk d’un air innocent.
— Voyons, Dirk, de quoi parlez-vous ?
— Vous avez du mal à comprendre ce que je vous ai raconté ?
— Oh ! je sais à peine par où commencer, protesta Richard. Très bien. Vous me disiez que des gens pratiquaient cette expérience. C’est absurde. Le chat de Schrödinger n’est pas une véritable expérience. Ce n’est qu’une illustration pour discuter d’une idée. Ce n’est pas quelque chose qu’on fait dans la réalité. »
Dirk l’observait avec une étrange attention.
« Vraiment ? fit-il enfin. Et pourquoi pas ?
— Eh bien, il n’y a rien que vous puissiez contrôler. L’essentiel dans tout cela est de penser à ce qui se passe avant que vous fassiez votre observation. Vous ne pouvez pas savoir ce qui se passe dans la boîte sans regarder et, dès l’instant où vous regardez, le paquet ondulatoire s’effondre et les probabilités disparaissent. C’est autodestructeur. C’est absolument vain.
— Bien sûr, répliqua Dirk en regagnant son fauteuil, vous avez parfaitement raison jusque-là. » Il prit une cigarette dans le paquet, la tapota à plusieurs reprises sur le bureau et se pencha en braquant le bout filtre sur Richard.
« Mais pensez à ceci, poursuivit-il. Supposez que vous introduisiez dans l’expérience quelqu’un qui a des dons de clairvoyance, quelqu’un capable de deviner en quel état de santé se trouve le chat sans ouvrir la boîte. Quelqu’un qui a, peut-être, une certaine mystérieuse sympathie pour les chats. Que se passe-t-il alors ? Cela pourrait-il nous donner un aperçu nouveau sur le problème de la physique des quanta ?
— C’est ce qu’ils voulaient faire ?
— C’est ce qu’ils ont fait.
— Dirk, c’est complètement absurde. »
Dirk haussa les sourcils d’un air de défi.
« Très bien, très bien, dit Richard, les mains levées, allons jusqu’au bout. Même si j’admettais, ce que je ne fais pas une seconde, qu’il y ait la moindre base aux phénomènes de voyance, cela ne modifierait pas le caractère fondamentalement irréalisable de l’expérience. Comme je vous le disais, tout cela tourne autour de ce qui se passe à l’intérieur de la boîte avant qu’on l’observe. Peu importe comment vous l’observez, que vous regardiez dans la boîte avec vos yeux ou, eh bien, si vous insistez, avec votre esprit. Si la voyance existe, alors ce n’est qu’une autre façon de regarder dans la boîte, et si elle n’existe pas, alors ça n’a rien à voir avec notre problème.
— Ça pourrait dépendre, bien sûr, de l’opinion que vous avez sur la voyance…
— Ah oui ? Et quelle opinion avez-vous de la voyance ? Compte tenu de votre histoire, ça m’intéresserait beaucoup de le savoir. »
Dirk se remit à tapoter la cigarette sur le bureau et fixa Richard des yeux.
Il y eut un silence profond et prolongé, troublé seulement par le bruit de lointaines exclamations en français.
« Je conserve l’opinion que j’ai toujours eue, finit par répondre Dirk.
— Qui est ?
— Que je ne suis pas voyant.
— Vraiment, dit Richard. Que faites-vous alors des sujets d’examen ? »
À cette évocation, le regard de Dirk Gently s’assombrit.
« Une coïncidence, dit-il d’une voix sourde et farouche, une étrange et consternante coïncidence, mais néanmoins une coïncidence. Et qui, je me permettrais de l’ajouter, m’a amené à passer pas mal de temps en prison. Les coïncidences peuvent être des choses effrayantes et dangereuses. »
Dirk lança à Richard un autre de ses longs regards pensifs.
« Je vous ai observé attentivement, dit-il. Vous m’avez l’air extrêmement détendu pour un homme dans votre position. »
Cela parut à Richard une étrange remarque et il essaya un instant d’en comprendre le sens. Puis la lumière se fit en lui et c’était une lumière pénible.
« Bon sang, fit-il, il n’est pas venu vous trouver aussi, n’est-ce pas ? »
Cette remarque parut à son tour étonner Dirk.
« Qui n’est pas venu me trouver ? demanda-t-il.
— Gordon. Non, évidemment non. Gordon Way. Il a cette habitude d’essayer d’aller trouver des gens pour les amener à faire pression sur moi afin que je poursuive ce qu’il considère comme un travail important. J’ai cru un moment… Oh ! peu importe. Que vouliez-vous dire ?
— Ah ! Gordon Way a donc cette habitude ?
— Oui, et je n’aime pas ça. Pourquoi ? »
Dirk fixa sur Richard un regard sévère tout en tapotant son crayon sur le bureau.
Puis il se renversa dans son fauteuil et déclara : « Le corps de Gordon Way a été découvert ce matin avant l’aube. Il avait été tué par balles, étranglé, puis on a mis le feu à sa maison. La police travaille sur l’hypothèse qu’il n’a pas en fait été abattu dans la maison parce qu’on n’a pas découvert de chevrotines ailleurs que dans le corps.
« On a trouvé toutefois des plombs près de la Mercedes 500 SE de Mr. Way, qu’on a découverte abandonnée à cinq kilomètres environ de sa maison. Cela laisse supposer que le corps a été déplacé après le meurtre. En outre, le médecin qui a examiné le corps estime en fait que la victime a été étranglée après avoir été abattue, ce qui semble suggérer une certaine confusion dans l’esprit du meurtrier.
« Par une surprenante coïncidence, il semble que la police hier soir ait eu l’occasion d’interroger un personnage apparemment très confus qui a déclaré qu’il souffrait d’une sorte de complexe de culpabilité pour avoir écrasé son employeur.
« Cet homme était un certain Mr. Richard MacDuff et son employeur était le défunt Mr. Gordon Way. On a par la suite été amené à penser que Mr. Richard MacDuff était l’une des deux personnes les plus susceptibles de bénéficier du décès de Mr. Way, puisque Way Forward Technologies allait presque certainement passer, du moins en partie, entre ses mains. L’autre personne est sa seule parente vivante, Miss Susan Way, dans l’appartement de qui on a vu Mr. Richard MacDuff pénétrer par effraction la nuit dernière. La police, bien sûr, ignore ce détail. Et, si je puis l’empêcher, elle continuera de l’ignorer. Toutefois, tout rapport entre ces deux personnes fera bien entendu l’objet d’une surveillance attentive. Le bulletin d’information à la radio précise qu’on recherche activement Mr. MacDuff qui, croit-on, pourra aider la police dans son enquête, mais on sentait bien à entendre le speaker qu’on considère Mr. MacDuff comme totalement coupable.
« Mon tarif d’honoraires est le suivant : deux cents livres par jour, plus les frais. Les frais ne sont pas négociables et surprennent parfois ceux qui ne comprennent pas ce que leur caractère peut avoir d’imprévisible. Ces frais sont tous nécessaires et, comme je le disais, ne sont pas négociables. Suis-je engagé ?
— Désolé, fit Richard, avec un hochement de tête las. Voudriez-vous recommencer ? »